La « bourde » de Bercy crée une orgie de mètres carrés
C’est l’histoire d’un groupe de villageois, pas particulièrement affamés, dont certains ont appris l’ouverture d’un somptueux buffet à volonté tout près de chez eux. Les premiers se ruent dessus et s’empiffrent à tel point qu’il faut dans l’urgence retirer les victuailles. Evidemment, ceux qui sont arrivés en retard et qui n’ont pas eu le temps de se servir protestent et réclament la réouverture du buffet. Remplacez les villageois par des grandes surfaces et le buffet par des mètres carrés de surface commerciale et vous aurez compris l’histoire…
Depuis le mois d’août, la réglementation française sur les extensions de magasins tourne à l’imbroglio. On savait que, dans le cadre de la période transitoire précédant l’entrée en vigueur de la loi de modernisation de l’économie (LME), l’administration avait, de manière assez surprenante, ouvert les vannes afin de permettre à l’ensemble des points de vente - y compris ceux de plus de 1 000 m² - de procéder à des extensions sans avoir à demander d’autorisation. Une mesure sur laquelle Bercy a été contraint de faire brutalement marche arrière le 24 octobre comme Linéaires est aujourd’hui en mesure de le révéler (
). « C’est totalement ubuesque. Un jour on vous laisse la bride sur le cou pour vous encourager à créer des mètres carrés, le lendemain c’est tout juste si on ne vous menace pas de prison pour l’avoir fait ! », s’indigne un grand dirigeant du secteur.
Entre 500 000 et 1 000 0000 m2
En attendant, d’après les estimations de Linéaires, ce sont au minimum 500 000 mètres carrés de surfaces alimentaires (le double si on inclut les surfaces spécialisées) qui auraient ainsi été ouverts en l’espace d’à peine deux mois ! Des rumeurs font même état du chiffre de trois millions de mètres carrés, tous types de surfaces confondues, en circulation au ministère de l'intérieur. Une ruée vers l’or aussi désordonnée qu’éphémère et qui aura profité à tous les circuits (voir le bilan exclusif par enseigne ici).
Ces chiffres et leurs conséquences en termes de déséquilibres du paysage commercial sont à l’origine de la volte-face gouvernementale. Christine Lagarde et Luc Chatel n’avaient pas le choix, sauf à mettre en péril la réforme globale de l’urbanisme commercial que le gouvernement entend faire adopter au début de 2009.
Retour sur les faits. Après un examen mené tambour battant, la LME est définitivement adoptée par les parlementaires fin juillet. Le 5 août, le texte est publié au journal officiel. Deux jours plus tard, la direction du commerce (Dcaspl) diffuse une circulaire (
) afin que les dispositions de la LME relatives à l’équipement commercial puissent s’appliquer sans attendre la publication des décrets. La circulaire est conforme à ce qui a été voté avec, comme mesure phare, le relèvement de 300 à 1 000 m² du seuil en dessous duquel il n’est plus nécessaire de solliciter d’autorisation.
Pour l’instant, rien d’anormal. Jusqu’à cette étonnante circulaire, datée du 28 août et destinée à compléter la première (
). Egalement signée de Jean-Christophe Martin, le patron de la Dcaspl, elle indique que tout magasin, quelle que soit sa taille, peut s’agrandir librement à concurrence de 1 000 m2, dès lors que la réalisation n’implique pas de permis de construire. Seuls une déclaration de travaux en mairie et le passage de la commission de sécurité suffisent à valider l’extension.
A partir de là, tout va très vite. Dans les états-majors des enseignes, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Certains n’osent pas y croire et temporisent. D’autres foncent tête baissée ! Plus sensibles à l’appât du gain potentiel de surfaces, les indépendants sont les plus rapides à réagir. A commencer par ceux dont les magasins disposent de réserves facilement convertibles en surfaces de ventes. Ou, encore mieux, qui avaient anticipé une future CDEC en construisant une coque un peu large, déjà carrelée et équipée.
Dans les groupes intégrés, les procédures internes prennent plus de temps. Il faut demander d’abord aux régions de recenser les points de vente disposant des surfaces nécessaires. Puis faire valider par les services techniques la faisabilité de la conversion, etc.
Comme souvent, Leclerc est l’enseigne la plus réactive. Ici, on profite de l’occasion pour régulariser des mètres carrés illégaux - ce dont toutes les enseignes ont profité ; là, on intègre au magasin des surfaces non couvertes type jardinerie ou réservées à la vente au déballage (chapiteaux), d’autres encore clôturent leur parking !
Certains n’hésitent pas à retourner deux fois « à la gamelle » : déclarant d’abord la démolition d’une cloison au fond du magasin et l’ajout de 900 m2 récupérés dans les réserves puis, trois semaines plus tard, reprennent 900 m2 gagnés, cette fois, sur la jardinerie. Et on ne parle pas des extensions de galeries déclarées par les SCI … « On a vu des adhérents Leclerc se comporter en véritables sauvages, déplore un élu d’une chambre de commerce du Sud-ouest qui siège en CDEC. Quand je vois les années d’efforts pour parvenir à un équilibre du paysage commercial ainsi réduites à néant, vraiment, ça fait mal. »
Ce sont les CCI et les associations de commerçants de centre-ville, furieuses de voir le non respect des chartes locales de développement commercial qui, fin septembre, sont les premières à mesurer l’ampleur du phénomène. Différents courriers de protestation sont envoyés ici et là. « Nous nous sommes réveillés un peu tard », concède Jean-Paul Charié, le député du Loiret, rapporteur de la LME (lire l’interview) qui reconnaît à demi-mot ne pas avoir été mis au courant de la circulaire du 28 août.
Début septembre pourtant, le premier ministre le chargeait très officiellement d’un rapport sur l’urbanisme commercial. Rapport dont il vient d’ailleurs de rendre une première mouture dans l’attente d’une version définitive à sortir, elle, mi-décembre.
Chatel aurait reconnu une erreur
Mi-octobre, on commence à s’inquiéter en haut lieu des vagues faites par cette circulaire à l’évidence trop permissive. Le 24 octobre, Patrick Ollier demande à Luc Chatel de venir s’expliquer devant la Commission des affaires économiques de l’assemblée. Contrairement à l’usage, cette audition ne fera l’objet d’aucun compte-rendu. Le ministre y aurait reconnu une « anomalie » selon certains députés présents, une « erreur » selon d’autres. Quant aux raisons qui, deux mois plus tôt, auraient amené ses services à rédiger la circulaire litigieuse, deux versions circulent : officiellement, il s’agit d’un écart d’interprétation de la volonté du législateur par l’administration ; officieusement, d’une volonté politique de donner un signal fort aux distributeurs dans le cadre d’une stratégie plus globale de relance à tous prix de la consommation. Sauf que le ministre n’avait pas prévu une telle ruée.
Lors de cette audition, Chatel comprend que s’il veut compter sur les députés UMP pour soutenir la future réforme de l’urbanisme commercial, début 2009, mieux vaut éviter de les provoquer. L’après-midi même, Jean-Christophe Martin est contraint d’avaler son chapeau et de reprendre la plume pour annoncer aux préfets le retrait de sa précédente circulaire (
).
Il n’est pas demandé aux magasins de refermer les surfaces gagnées. Néanmoins, la missive est assortie d’une précision. En substance : afin de garantir la sécurité juridique des extensions réalisées depuis la fin août, les opérateurs devront solliciter les autorisations éventuellement nécessaires. Autrement dit, un passage en CDEC. Sauf que les CDEC sont en train d’être remplacées par les CDAC (Commission départementale d’aménagement commercial), lesquelles sont elles-mêmes appelées à disparaître à court terme… Comprenne qui pourra ! « Dans certaines préfectures, on n’était toujours pas au courant de la sortie de la circulaire du 24 octobre trois semaines plus tard. Il y en a qui affirment que les CDEC n’existent plus alors que d’autres continuent de les étudier. C’est le flou complet, pour ne pas dire plus », explique un bon connaisseur du dossier chez les Mousquetaires. « Je me demande bien comment on va s’en sortir. Si tout le monde doit passer par une CDAC, il va y avoir de la casse », s’inquiète un des barons Leclerc qui a agrandi ses deux magasins « un peu vite ».
A la FCD, on est évidemment contrarié par la reculade gouvernementale. Sur l’air du « donner c’est donner, reprendre c’est voler », un recours devant le conseil d’Etat serait d’ailleurs en préparation. La publication toute proche des décrets d’application de la LME met néanmoins un terme à une partie du flou juridique en refermant la période transitoire. Reste la question de la validation ou non des centaines de milliers de mètres carrés créés à la faveur de la première circulaire.
Une chose est sûre, en se comportant avec un tel opportunisme, nombre de distributeurs auront sans doute donné à réfléchir aux élus qui étaient tentés par une réforme libérale de l’urbanisme commercial.